Alger retrouvée : des places, des odeurs et des gens

Trois trésors de Bab El Oued qui ont fait pleurer ma grand-mère

Le parfum du café maure mélangé à l’iode de la Méditerranée… Cette odeur m’a saisie dès ma descente d’avion. Moi, Amina, 28 ans, née quelque part entre Montréal et Paris – peu importe finalement, nous sommes tous des enfants de l’exil – je posais enfin les pieds sur cette terre dont mes grands-parents parlaient les yeux brillants de larmes contenues.

« Bab El Oued, ya benti », murmurait ma grand-mère en pétrissant la pâte à makrout dans notre cuisine canadienne. « Un jour, tu verras, tu sentiras ton cœur battre différemment là-bas. » Je souriais poliment, pensant qu’elle idéalisait ses souvenirs. J’avais tort. Terriblement tort.

Ce matin-là, en franchissant pour la première fois les ruelles de Bab El Oued, j’ai compris que certains lieux portent en eux l’âme de ceux qui les ont aimés. Et que cette âme vous reconnaît, même après trois générations d’absence.

La Place des Trois Horloges : Là où le temps s’est arrêté pour nous attendre

J’ai d’abord cru à un mirage. Cette place dont jeddi dessinait le plan sur la nappe du dimanche existait vraiment, exactement comme dans ses récits. Les trois horloges étaient là, figées à des heures différentes – « comme nous, les exilés », avait-il l’habitude de dire, « chacun dans son fuseau horaire mais le cœur toujours à l’heure d’Alger ».

Les façades décrépies racontaient leur propre histoire, mélange de mauresque et de colonial, comme si les murs eux-mêmes portaient les cicatrices de nos identités multiples. Un vieil homme vendait des karentika sur un coin, exactement là où mon grand-père disait qu’il y avait toujours eu un vendeur, depuis 1940.

« Ya benti, tu es revenue », m’a lancé une vieille dame en me voyant photographier la fontaine. Comment savait-elle ? « Tu as les yeux de ta grand-mère, Allah yerhamha. Elle venait ici tous les vendredis. » Mon cœur s’est serré. Cette inconnue connaissait ma yaya mieux que moi.

C’est là que j’ai compris : Bab El Oued n’était pas qu’un quartier. C’était une famille élargie qui n’oublie jamais ses enfants, même ceux partis il y a soixante ans. Les artisans aux surnoms légendaires – le roi du millefeuille, le sultan de la galette – perpétuaient des traditions que nos mères tentaient de recréer dans leurs cuisines de l’exil.

Et puis il y a eu Moh. Ce vendeur de sorbets dont parlait tant mon père. « Seulement l’été », précisait-il toujours, « avec sa charrette bleue qui grinçait. » La charrette n’était plus bleue mais verte, et c’était le fils de Moh qui la poussait maintenant. Mais le goût… ce goût de citron et de nostalgie mélangés, c’était exactement celui que papa décrivait.

Le Café des Trois Horloges : Là où les dominos claquent depuis un siècle

« Tu ne peux pas comprendre Bab El Oued sans t’asseoir au café », m’avait prévenue le fils de Moh. J’ai poussé la porte du Café des Trois Horloges avec appréhension. L’odeur m’a immédiatement transportée : café noir serré, tabac froid, et cette senteur sucrée indéfinissable des pâtisseries qui attendent depuis le matin.

Les hommes se sont tus à mon entrée. Une femme seule dans ce sanctuaire masculin. Puis l’un d’eux a souri : « Benti, tu veux un café ? » Cette simplicité, cette acceptation immédiate… J’ai compris pourquoi mon grand-père pleurait parfois en buvant son café du matin à Toronto.

Le patron, un homme au ventre généreux et au sourire plus généreux encore, m’a apporté un millefeuille sans que je le demande. « Pour les filles de la ghorba qui reviennent, c’est cadeau. » J’ai mordu dans la pâtisserie et les larmes sont venues. Ce n’était pas juste de la crème et de la pâte feuilletée. C’était le goût des dimanches que je n’ai jamais vécus, des fêtes que mes parents recréaient avec nostalgie.

« Tu le veux bien crémeux la prochaine fois », m’a glissé un habitué avec un clin d’œil. « C’est comme ça qu’on dit pour avoir la version spéciale. » Ces codes secrets, ces petites initiations… J’étais en train de gagner ma place dans ce lieu où les débats sur le derby MCA-USMA font rage depuis des décennies, où les dominos claquent selon des règles que seuls les vrais enfants du quartier connaissent.

J’ai passé trois heures dans ce café. Trois heures à écouter des histoires, à comprendre enfin les références de mon père, à sentir les fantômes bienveillants de ceux qui nous ont précédés. Un vieil homme m’a même montré la table où s’asseyait toujours mon grand-père. « Il parlait de vous, ses petits au Canada. Il disait : un jour, ils reviendront. »

Hammam El Kettar : Où trois générations de femmes m’ont reconnue

C’est la patronne du café d’à côté qui m’a conseillé le hammam. « Ma fille, tu ne peux pas repartir sans y aller. Les tayebate là-bas, elles ont lavé ta grand-mère, ta mère bébé, et maintenant ce sera ton tour. »

J’ai poussé la lourde porte en bois avec une émotion étrange. L’odeur de vapeur et d’eucalyptus m’a enveloppée comme une étreinte. Les voûtes ottomanes suintaient l’histoire, et dans la pénombre chaude, j’ai distingué des silhouettes de femmes de tous âges, leurs rires résonnant contre la pierre humide.

« Ana bent el houma », ai-je murmuré timidement à l’entrée. La phrase magique que m’avait soufflée la patronne. « Je suis fille du quartier. » La tayeba la plus âgée s’est approchée, m’a scrutée, puis a souri : « Je vois ça dans tes yeux, ya benti. Tu as le regard de celles qui cherchent leurs racines. »

Ce qui s’est passé ensuite restera gravé en moi pour toujours. Trois femmes, trois générations, m’ont prise en charge. La plus âgée connaissait ma grand-mère. La deuxième se souvenait de ma mère enfant. La plus jeune était allée à l’école avec mes cousines restées au pays. Sous leurs mains expertes, ce n’était pas seulement mon corps qui se purifiait, mais des années d’exil qui se dissolvaient dans la vapeur.

« Le t’lik spécial ? », a demandé la plus âgée avec malice. « Ah ya benti, ça fait longtemps qu’on ne me l’a pas demandé ! Seules les vraies filles de Bab El Oued connaissent encore ça. » Ce massage ancestral, transmis de mère en fille depuis l’époque ottomane, était comme une carte génétique de notre appartenance. Chaque geste racontait une histoire, chaque pression libérait un souvenir enfoui.

Dans la salle de repos, enveloppée dans une serviette rugueuse qui sentait le savon noir, j’ai écouté les femmes parler. Leurs voix créaient une mélodie familière, celle que ma mère tentait de recréer lors de ses réunions avec ses amies algériennes à Montréal. Mais ici, c’était authentique, sans le filtre de la nostalgie, sans l’effort de préservation. C’était juste… la vie.

Une femme m’a offert du thé à la menthe et des makrout. « Tu reviendras, inchallah », a-t-elle dit. Ce n’était pas une question.

L’Alger qui nous attend toujours

En quittant Bab El Oued ce soir-là, je n’étais plus la même. Quelque chose s’était réparé en moi, une fissure que je ne savais même pas porter. Les larmes de ma grand-mère prenaient enfin sens. L’obsession de mon père pour les moindres détails de « là-bas » aussi.

Nous, enfants de la diaspora – qu’on soit de France, du Canada, de Belgique ou d’ailleurs – nous portons en nous des quartiers fantômes, des saveurs approximatives, des mots mal prononcés. Mais Alger, la vraie, celle qui bat dans le cœur de Bab El Oued, nous attend. Elle nous reconnaît à notre démarche hésitante, à notre accent cassé, à nos yeux qui cherchent ce que nos parents ont décrit mille fois.

Ce voyage n’était que le début. Il me reste tant à découvrir : les secrets de la Casbah, les mystères d’Alger la nuit, les plages où mes parents ont appris à nager. Mais désormais, je sais que je ne suis plus orpheline d’une terre imaginaire. J’ai une adresse : Bab El Oued. Une famille : tous ceux qui m’ont reconnue sans me connaître. Et finalement, un café où ma table m’attend.

Et quelque part, entre les trois horloges arrêtées de la place et la vapeur éternelle du hammam, le temps a repris son cours normal. Celui d’Alger. Celui du cœur.

Prochain épisode : Je vous emmènerai dans les ruelles secrètes de la Casbah, là où les terrasses des femmes tissent encore les histoires de notre peuple. Restez connectés pour la suite de cette quête des racines perdues et retrouvées.

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