Bijouterie kabyle vivante : l’âme berbère en action

 

Trois maîtres qui préservent l’âme berbère

Le marteau frappe l’argent avec la régularité d’un cœur qui bat. Taq, taq, taq. Dans l’atelier sombre d’Aït Yenni, à Tizi Ouzou, mes yeux s’habituent lentement à la pénombre, mais mon cœur, lui, reconnaît immédiatement quelque chose. Cette odeur de métal chauffé, ces outils noircis par le temps, ce silence concentré… Ma grand-mère portait ces bijoux. Des fibules idwiren qui fermaient sa robe kabyle, des bracelets amechlukh qui tintaient quand elle pétrissait le pain. « Un jour, tu comprendras ce que portent vraiment les femmes berbères », m’avait-elle dit avant que je parte pour Montréal.

Trente ans plus tard, me voici face aux gardiens de ces secrets d’argent, dans ce village perché qui pourrait bientôt entrer au patrimoine mondial de l’UNESCO.

L’atelier de Djamel Aït Lounis : où l’argent devient mémoire

« Marhba yis-k a mmi, bienvenue mon fils », me lance maître Djamel sans lever les yeux de son établi. Ses mains, marquées par cinquante années de travail, guident un ciseau fin sur une plaque d’argent. Je m’approche, fasciné. Ce qu’il grave n’est pas un simple motif décoratif. C’est une carte. Une carte invisible pour qui ne sait pas lire.

« Tu vois ce triangle ? C’est idurar, nos montagnes. Et ces lignes qui s’entrecroisent ? Les chemins de transhumance de nos ancêtres. Chaque bijou raconte où nous venons. » Il pose son outil, me regarde enfin. « Les jeunes de la diaspora viennent ici, comme toi. Ils cherchent quelque chose qu’ils ne trouvent pas à Paris ou Montréal. »

Il me montre une fibule ancienne, passée de mère en fille depuis sept générations. « Regarde bien. Tu vois ces sept points ? Un pour chaque tribu de la confédération. Et ce losange au centre… » Il baisse la voix, comme pour un secret. « C’est ul, le cœur. Mais pas n’importe quel cœur. Le cœur de la femme libre, tamettut tilelli. »

Je touche le bijou. Froid. Lourd. Vivant. Soudain, je comprends ce que portait ma grand-mère. Pas des ornements. Des manifestes. Des déclarations d’appartenance et de liberté gravées dans l’argent. « Mon neveu arrive demain de Béjaïa », ajoute Djamel. « Il veut apprendre. C’est le premier depuis quinze ans. » Dans ses yeux, je vois passer une lueur. Espoir ou inquiétude, je ne saurais dire.

La cérémonie secrète : quand l’oncle transmet au neveu

Le lendemain, l’atelier a changé. Des bougies. De l’encens de montagne. Une ambiance solennelle que je n’attendais pas. Karim, le neveu, vingt-deux ans, jean déchiré et nervosité palpable, se tient devant son oncle. « Ce n’est pas juste un métier que je vais t’enseigner », commence Djamel. Sa voix a pris une gravité nouvelle. « D asalas n lejdud, c’est l’héritage des ancêtres. »

Il sort un coffret ancien. À l’intérieur, des outils. Mais pas n’importe lesquels. « Ce marteau appartenait à mon grand-père, qui le tenait de son père. Sept générations d’Aït Lounis ont tenu ce manche. » Il le tend à Karim. Le jeune homme hésite, puis le saisit. Ses mains tremblent légèrement.

« Maintenant, écoute bien. Je vais te dire les mots que mon oncle m’a dits, et que son oncle lui avait dits. » Djamel ferme les yeux, se concentre. « S lfetta d-ssber, s leqder d-laman, awi ayen i ak-d-fkan imezwura, err-it i wid ara d-yasen. » Avec finesse et patience, avec respect et fidélité, prends ce que t’ont donné les anciens, transmets-le à ceux qui viendront.

Karim répète, sa voix gagne en assurance. Je réalise que j’assiste à quelque chose de rare. Plus qu’une formation professionnelle. Une initiation. Un passage. Djamel place la main de son neveu sur l’enclume. « Chaque coup de marteau est une prière. Chaque bijou, une protection. N’oublie jamais : nous ne faisons pas que des bijoux. Nous gardons l’âme berbère vivante. »

Le premier coup de marteau de Karim résonne. Maladroit mais déterminé. Son oncle sourit. « Dans trois ans, si tu persévères, tu auras le droit de signer tes pièces. D’ici là… » Il désigne une pile de bracelets à réparer. « Tu vas apprendre l’humilité du métal. »

Le stage des retrouvailles : quand la jeunesse revient aux sources

La fête du village bat son plein. Mais dans l’arrière-cour de la maison communale, quinze jeunes, venus d’Alger, de Paris, de Montréal même, sont assis en cercle autour de maître Djamel et deux autres artisans. C’est le stage annuel, celui où l’on « revient », comme ils disent.

« Moi, j’ai grandi à Marseille », confie Lydia, 25 ans, en limant maladroitement une bague. « Ma mère a vendu tous ses bijoux kabyles pour payer notre appartement. Aujourd’hui, je veux les refaire. Pour elle. Pour moi. » À côté d’elle, Massi, ingénieur à Berlin, peine avec son ciseau. « C’est plus dur que le code informatique », rit-il. « Mais quand je touche cet argent, je touche quelque chose que l’Allemagne ne peut pas me donner. »

Djamel circule, corrige, encourage. « Vous voyez ? Vos mains se souviennent. C’est dans vos gènes, di idammen. » Une jeune femme lève la main. « Maître, pourquoi ces motifs sont-ils si importants ? » Il s’assoit, son visage s’illumine. « Parce qu’ils sont notre alphabet secret. Cette spirale ? C’est l’éternité. Ces chevrons ? Les tattouages de nos grand-mères. Nous écrivons notre histoire sans mots. »

Le dernier jour, chacun repart avec sa création. Imparfaite, tordue parfois, mais chargée de sens. « L’important n’est pas la perfection », leur dit Djamel. « L’important, c’est que vous êtes venus. Que vous avez touché l’argent. Que vous savez maintenant. » Il me regarde, inclut toute l’assemblée dans son regard. « Dites-le à vos enfants. Que quelque part dans les montagnes de Kabylie, des hommes gardent vivante la mémoire de qui nous sommes. »

L’argent qui unit les continents

Je repars d’Aït Yenni transformé. Dans ma valise, un bracelet que j’ai martelé de mes mains maladroites. Imparfait, mais mien. Mais surtout, je repars avec une certitude : ces traditions ne mourront pas. Pas tant qu’il y aura des Djamel pour transmettre, des Karim pour recevoir, des Lydia pour revenir.

L’UNESCO décidera bientôt du classement de cet artisanat. Mais au fond, qu’importe les reconnaissances officielles ? Ce qui compte, c’est que dans chaque ville où vit notre diaspora, une femme porte ces bijoux avec fierté. Qu’un jeune cherche à comprendre ces symboles. Qu’un enfant demande : « C’est quoi, ces dessins sur le bracelet de yemma ? »

Si vous lisez ces lignes depuis Paris, Montréal, Berlin ou ailleurs, sachez-le : vos racines vous attendent. Pas dans les musées. Dans les mains vivantes de ceux qui gardent nos secrets. Atas ayen yellan, il reste tant à transmettre. Le prochain article vous emmènera dans les montagnes du Djurdjura, où les bergers-poètes composent encore dans une langue que le vent seul comprend…

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