
Trois paradis cachés où le temps s’est arrêté
Trente-cinq étés en Algérie. Trente-cinq fois les mêmes rituels : l’aéroport d’Oran, la maison familiale, les plages bondées de Aïn El Turck, les mariages interminables. Cette année devait être pareille, jusqu’à ce que je trouve ce carnet dans les affaires de mon grand-père, mort en janvier à Lyon.
Trois noms griffonnés à l’encre bleue délavée : Tajjmint, Djebel Aïssa, Belezma. Des annotations en arabe que je peine à déchiffrer. Des croquis de sentiers. Mon grand-père, ce retraité discret de Renault, avait-il une vie secrète d’explorateur ? Ma fille Lina, dix ans, m’a regardé feuilleter ces pages jaunies : « On y va, papa ? » Comment résister ? Trois semaines pour découvrir trois mondes. Pour comprendre enfin pourquoi Jeddi souriait toujours quand on lui demandait s’il connaissait bien l’Algérie.
Tajjmint dans les Aurès : sur les traces de la Kahina
Depuis Batna où vit ma tante Fatima, deux heures de route sinueuse vers l’est. Arris d’abord, que je connais pour son marché. Puis Tighanimine, village que je découvre, perché comme un nid d’aigle. Le carnet indique : « Demander Hadj Belkacem ». Au café, les vieux me dévisagent. « Belkacem ? Il garde les chèvres vers Tajjmint. Mais pourquoi tu veux aller là-bas ? »
La piste défonce les amortisseurs de ma voiture de location. Hadj Belkacem nous attend au bout du chemin carrossable, appuyé sur son bâton. Quatre-vingts ans au moins, le regard perçant des hommes des montagnes. « Si Mohamed de Lyon, c’était ton grand-père ? Allah yarhmou. Il venait ici chaque été dans les années 70. Allez, suivez-moi. »
La marche est rude sous le soleil de juillet. Lina grimpe comme une chèvre, moi je souffle. Soudain, au détour d’un virage, Tajjmint surgit. Une forteresse naturelle accrochée à la falaise, dominant un canyon vertigineux. Le souffle coupé, pas seulement par l’effort. « C’est ici que la Kahina se cachait », murmure Belkacem. « Sept portes pour entrer, aucune visible d’en bas. Viens, je vais te montrer ce que ton grand-père aimait. »
Il nous guide vers une corniche invisible depuis le sentier principal. Une source coule dans une vasque naturelle. L’eau est glacée, pure. Lina y plonge les mains en riant. L’odeur de la sauge sauvage embaume l’air. Belkacem sort son harmonica – surprise ! – et joue un air chaoui mélancolique. « Ton grand-père, il restait des heures ici. Il disait que c’était son hammam de l’âme. » Au coucher du soleil, les pierres deviennent dorées. Je comprends. Ici, on ne visite pas. On communie.
Djebel Aïssa : là où l’Atlas embrasse le Sahara
Cap vers le sud-ouest. D’Oran où nous avons fait étape chez mon cousin Rachid, cinq heures de route jusqu’à Aïn Séfra, la porte du désert. Wilaya de Naâma, là où l’Algérie change de visage. Le carnet dit : « Après Aïn Séfra, direction Dir El Hairach. Chercher l’école. »
À l’école abandonnée, trois gamins jouent au foot. « Djebel Aïssa ? Nos pères y vont pour les plantes. Vous voulez voir un secret ? » Ils nous guident hors piste, grimpant comme des lézards entre les rochers ocres. Le paysage est lunaire : canyons rouges, touffes de pistachiers sauvages accrochés aux pentes, silence minéral.
Les enfants s’arrêtent devant une anfractuosité. « Écoutez ! » Un courant d’air frais s’échappe du trou. À l’intérieur, des milliers de chauves-souris dorment. Plus loin, miracle : une source dans ce désert de pierre. Les gamins plongent tout habillés en hurlant de joie. Lina les rejoint. Moi, je reste assis, étourdi par tant de beauté brute.
Au sommet, à 2 236 mètres, le monde s’étend à l’infini. Puis au nord, les steppes. Et enfin, au sud, les premières dunes du Sahara. Un vieil homme ramasse des herbes. « Pour la tension », dit-il en montrant sa récolte. « Cette montagne, c’est notre pharmacie. Elle soigne le corps et l’esprit. Mais il faut savoir écouter. » Il me tend une branche de lavande sauvage. Son parfum me poursuit encore. Ce soir-là, dans la pension d’Aïn Séfra, Lina dessine la montagne dans son carnet. Elle perpétue sans le savoir une tradition familiale.
Belezma : la forêt qui murmurait à l’oreille de mon grand-père
Retour vers Batna. Le dernier nom du carnet me nargue : Belezma. Si proche – 30 minutes au nord de la ville, sur la route de Constantine – que j’ai dû passer devant cent fois sans m’arrêter. « Le parc ? Mais c’est pour les singes ! », rit ma tante. Pourtant, le carnet est formel : « Demander Ammi Salah le forestier. Jeudi seulement. »
Jeudi donc. Ammi Salah nous attend à l’entrée du parc, en uniforme vert délavé. « Le fils de Si Mohamed ! Je t’aurais reconnu, vous avez les mêmes yeux. Viens, on a une tradition à respecter. » Il nous emmène hors des sentiers balisés, dans une forêt de cèdres si dense que la lumière devient verte. L’odeur de résine enivre.
Les singes magots nous observent de loin, curieux mais prudents. « Ton grand-père venait ici chaque été cueillir des plantes avec ma mère. Elle était hakkama, guérisseuse. Regarde. » Il nous guide vers une clairière secrète tapissée de fleurs sauvages. « Ici, on cueille l’acheb pour l’hiver. Mais d’abord, on demande la permission. »
Il murmure une prière, puis commence à cueillir en expliquant chaque plante à Lina fascinée. Soudain, elle me tire la manche : « Papa, pourquoi Jeddi gardait ces endroits secrets ? » La réponse me vient spontanément : « Il ne les gardait pas, habibti. Il les préservait pour nous. Pour qu’on les découvre quand on serait prêts. » Ammi Salah approuve en silence. Dans la lumière filtrée de cette cathédrale de cèdres, je sens la présence de mon grand-père. Son vrai héritage n’était pas cette maison d’Oran que ses enfants se disputent. C’était cette Algérie secrète, fragile, éternelle.
L’héritage des explorateurs silencieux
Trois semaines. Trois lieux. Une révélation : l’Algérie que je croyais connaître n’était qu’une carte postale. La vraie Algérie se cache dans les plis des montagnes, se murmure entre initiés, se transmet de grand-père à petit-fils quand le moment est venu. Ces paradis existent parce que des gens comme Belkacem, les enfants d’Aïn Séfra, Ammi Salah, veillent en silence.
De retour à Lyon, j’ai montré le carnet à ma mère. Elle a souri : « Ah, tu as trouvé les chemins de baba. Il disait toujours qu’un jour tu comprendrais pourquoi il partait seul certains étés. » Dans l’avion, Lina dessine déjà notre prochain voyage. Son carnet ressemble étrangement à celui de son arrière-grand-père. La boucle est bouclée. L’Algérie secrète a trouvé ses nouveaux gardiens.